Et les livres de cuisine gastronomique chinoise ou mexicaine, ils sont où ? - Partie 1
Où on parle authenticité, restos pas chers, cuisines du monde et clichés à démanteler
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Bonjour à tous et à toutes !
Tout d'abord, bienvenue aux personnes qui nous ont rejoint ces derniers jours, grâce au parrainage ou au prix de la meilleure newsletter éditoriale ! Je suis ravie que vous ayez rejoint notre petit club de passionné(e)s de livres de cuisine.
La newsletter d'aujourd'hui est sur un format inédit, donc si vous voulez d'abord découvrir des newsletters plus classiques, je vous suggère de lire :
celle sur Ecosse d'Aurélie Bellacicco et Sarah Lachhab, ma plus récente critique de livre de cuisine
mon avis sur Tiens, goûte !, la BD culinaire de Chloé Charles et Tiphaine de Cointet, qui avait pas mal plu aux abonné(e)s
ou l'introduction de la dernière newsletter de 2022, intitulée "Dear Ruby", qui me tient beaucoup à coeur.
Les ancien(ne)s abonné(e)s, on est d'accord, c'est un bon best-of ça, non ? 😄
Et sinon, pour les ancien(ne)s, qui me lisent depuis mes premiers baklavas et tourtes anglaises plus ou moins foireuses, n'hésitez pas à voter pour Des Pages en Cuisine sur le prix de la meilleure newsletter organisé par Ginkio.
Soyons honnêtes, je doute très fortement de gagner - surtout en face de newsletters que j'admire énormément, bien plus connues que la mienne 😅 Mais ça m'apporte un peu de visibilité et ça, c'est top. La preuve, avec les nouveaux abonné(e)s ! Donc mille mercis à vous si vous voulez bien rajouter un petit coeur ici.
Et sans plus attendre...
J'ai mis longtemps à comprendre pourquoi Mister Jiu's in Chinatown me fascinait tellement.
Tous les ingrédients étaient là pour composer un merveilleux livre de cuisine. Des photos superbes, une mise en page élégante et moderne. Et les recettes. Bon sang, les recettes ! J'aurais voulu vous envoyer un exemplaire du livre à chacun(e) pour que vous puissiez vous émerveiller tout autant que moi. Whole Dungeness Crab, Moo Goo Gai Pan, Liberty Roast Duck... Rien qu'en lisant les recettes - exigeantes, créatives, luxueuses, je salivais tout en étant profondément admirative.
Mais il y avait un quelque chose de plus que je ne parvenais pas à formuler, jusqu'à ce que ça me saute au visage un beau jour.
C'était la première fois que je tenais entre mes mains un livre de cuisine chinoise gastronomique.
Oui, c'était littéralement la première fois que je voyais toutes les caractéristiques habituelles d'un livre de cuisine gastronomique... A savoir des recettes hyper techniques de la mort avec (au bas mot) 40 000 étapes, des ingrédients de luxe introuvables, une petite fleur par-ci, une petite feuille par-là, des assiettes dressées au millimètre près...
Mais appliquées à de la cuisine chinoise.
Et c'est tout sauf anecdotique.
Le titre de cet article est volontiers provocateur, mais posons-nous deux minutes pour nous demander :
A quelles cuisines pensons-nous si je vous dis "cuisine gastronomique" ?
Française ? Italienne ? Scandinave ?
Et quels noms de chef(fe)s nous viendraient à l'esprit ?
Alain Ducasse, Yannick Alléno, Régis Marcon ? René Redzepi, Massimo Bottura, Heston Blumenthal ?
La majorité de ces livres de "haute" cuisine, où on célèbre la technique, le savoir-faire et le génie créatif, sont écrits par des hommes, blancs, et sont consacrés très largement à la cuisine française ou d'inspiration française, et un peu aux cuisines italienne, scandinave et espagnole.
Et ce même quand il s'agit de chefs internationaux - à l'exception majeure de la cuisine japonaise, qu'on évoquera plus bas.
[Aparté] Comment j’ai récolté mes données
Attention, admirez ma méthode rigoureusement scientifique pour corroborer mon impression première 😅 J'ai scrollé sur des sites de librairie spécialisées - à savoir La Librairie Gourmande et Kitchen Arts and Letters à New York. Et j'ai compté dans les catégories "livres de chefs" le nombre de livres signés de chef(fe)s qui :
ont des racines en Afrique, en Amérique du Sud ou en Asie, à l'exception du Japon qui est un cas particulier
traitent des cuisines de ces pays, et non d'une cuisine d'inspiration française ou occidentale
et ce, sous un angle gastronomique.
Du coup, c'est du doigt mouillé approximatif, surtout que par exemple, chez Kitchen Art and Letters, ils n'avaient pas rangé dans cette catégorie certains livres qui auraient pu y appartenir. Mais ça nous donne une idée : dans la librairie française, sur près de 400 ouvrages, j'en ai compté... 3. Et dans la librairie américaine, sur près de 350 titres, j'en ai listé 8, dont le livre de cuisine chinoise que j'évoque plus haut.
Et certes, dans ces deux catégories, les librairies ont aussi mis des livres de cuisine de tous les jours - style, un Gordon Ramsay en 30 minutes ou le livre de cakes de Jean Sulpice. Mais bon, 3 et 8 livres, ça dit quand même quelque chose.
Petit disclaimer quand même
Alors évidemment, je ne suis pas en train de dire que les maisons d'édition à travers le globe feraient preuve d'une mauvaise volonté en termes de diversité.
Le but d'une maison d'édition, et comme de n'importe quelle entreprise, aussi nobles ses produits soient-ils, ça reste de vendre, et il n'y a rien de mal à ça.
Donc déjà, c'est "normal" que les chefs français soient sur-représentés puisqu'on est en France. En plus, ces livres se vendront certainement mieux si le chef - ou beaucoup plus rarement, la cheffe, est connu(e) du grand public ou à minima de la communauté des fins gastronomes. Et comme les médias et les émissions de télé ont tendance à nous servir encore et toujours les mêmes têtes d'affiche, c'est aussi majoritairement ces têtes-là qu'on retrouve dans les rayons des librairies...
Mais au-delà de cet aspect commercial, je pense qu'il y a quand même quelque chose de plus trouble qui se joue également, qui va bien plus loin que le cadre des livres de cuisine, et qui touche notre manière de considérer les cuisines non-occidentales.
L'épineuse question de l'"authenticité"
C'est quoi pour vous un "authentique" restaurant laotien, mexicain ou algérien ? Un restaurant où vous vous direz : "ici c'est du vrai" ?
Eh bien, il y a de fortes chances que vous pensiez à un petit bouiboui.
A un endroit pas très bien éclairé, ou au contraire avec des gros néons au plafond. Avec des cartons pas rangés dans un coin de la salle, des nappes en papier, et des menus plastifiés.
Et bizarrement, plus l'endroit aura l'air négligé, voire un peu crade (mais pas trop non plus parce que faut pas déconner), et surtout plus les prix du menu seront bas, et plus ce restaurant sera considéré comme authentique.
Une cuisine chinoise ou mexicaine "authentique" ? C'est donc de la cuisine servie dans de gros bols en plastique légèrement fendus, ou enroulée dans du papier aluminum, des plats souvent gargantuesques vendus entre 5 et 10 balles.
Par contre, un restaurant qui sert des tacos à 20 euros ou un restaurant thaïlandais où la déco et les assiettes sont jolies ? C'est forcément un restaurant gentrifié pensé pour Instagram.
C'est là où ça devient problématique. Quand "authentique" et "vraie" cuisine sont foncièrement liés à "pas cher" pour les cuisines non-occidentales, comme l'explicite la journaliste Sarah Engstrand sur #legend :
There’s a sense of pride in knowing a restaurant off the beaten track that’s authentic, serving up traditional dishes that are as cheap as in its home country. It’s something exotic to be discovered and celebrated. While that isn’t racist in and of itself, the unspoken part is – a belief that entire cuisines can be categorised as “cheap eats” and, more importantly, that they must be relegated to that price point. Springing from the “secret spot” mentality comes a belief that to be truly good, a cuisine must be authentic, and to be authentic, it must be cheap. It’s a vicious cycle that keeps immigrant entrepreneurs at the lower economic echelons of society. (source)
C'est là que j'ai commencé à faire des recherches en me demandant :
Mais pourquoi les restaurants indiens, chinois, etc. sont-ils en majorité des restos pas chers ?
J'ai trouvé plusieurs articles très intéressants, un peu sur la France, et surtout sur les Etats-Unis, où la question a été pas mal traitée. Je vous en partage ici une sélection.
Pour ce qui est des Etats-Unis, une explication qui est souvent revenue est que les premiers immigrés qui ouvraient des restaurants pour nourrir leurs compatriotes se devaient de maintenir des prix bas, comme ceux-ci étaient payés une misère. Je vous conseille de lire notamment ce passionnant article du Washington Post, qui s'ouvre sur les ouvriers chinois attelés à la construction des chemins de fer dans l'Ouest américain. Le sous-titre est explicite : "Eat all the bao, but recognize the history of indentured servitude behind it."
Les clients s'attendent donc à ce que la cuisine des immigrés soit cheap, sous-entendu parce que les employés qui la produisent coûtent peu cher, comme ça l'était à l'époque et ça l'est, malheureusement, toujours aujourd'hui. Dans un op-ed sur NPR, la cheffe aux racines vietnamiennes Diep Tran s'insurge notamment contre les listes "où manger pas cher", qui citent majoritairement des restaurants tenus par des immigré(e)s, et ce que ça sous-entend pour ces derniers. Là aussi, je vous conseille de lire l'article, mais je vous mets un extrait ci-dessous :
This view of people of color as sources of "cheap" labor bleeds into our restaurant culture: Immigrant food is often expected to be cheap, because, implicitly, the labor that produces it is expected to be cheap, because that labor has historically been cheap. And so pulling together a "cheap eats" list rather than, say, an "affordable eats" list both invokes that history and reinforces it by prioritizing price at the expense of labor. (Source)
En France, cet interview sur Vice des auteurs Yu Zhou et William Chan Tat Chuen (dont il faudra un jour que je vous parle de leurs livres) rejoint également l'histoire américaine. La clientèle des premiers restaurants chinois (des étudiants) avait peu de moyens et il s'agissait d'une cuisine pour "nourrir" avant tout. Mais les établissements de l'époque étaient surtout tenus par non-professionnels dont la cuisine n'était pas un art, mais simplement "un moyen de survivre". La priorité de ces restaurateurs ? "La rentabilité". (à lire ici)
Krishnendu Ray, un chercheur en food studies à New York et dont les travaux sont cités dans de nombreux articles aux US, avance une autre explication dans la lignée des précédentes. Plus le pays d'origine dispose d'un capital économique, culturel et militaire élevé, et plus ses ressortissants émigrés sont riches, plus sa cuisine sera placée à un niveau élevé dans la "hiérarchie globale du goût". Le chercheur prend ainsi pour exemple la cuisine japonaise, qui figure à la première place en terme de prix moyen d'un repas dans un resto à New York. La raison ? Le soft power culturel et le pouvoir économique du Japon :
“Japanese is doing very well in terms of prestige, and that is about… the rise of Japan as a major economic power. With China, [Americans] are still filled with this funny disdain, that it is about cheap and crappy stuff, including about cheap and crappy food.” (Source)
Et donc :
“If you have a group of poor immigrants coming to the country, their food can become popular, but it’s very hard to get prestige. Because prestige is related to class hierarchy. We generally don’t give prestige to poor people’s culture" [...] (Source)
Ce n'est évidemment pas la seule raison pour expliquer la place particulière du Japon dans cette hiérarchie des cuisines. Je vous conseille de lire cet excellent article qui met le doigt sur quelque chose de très important : comment la cuisine japonaise et le kaiseki ont notamment inspiré la fameuse "nouvelle cuisine" française des années 60, mais aussi les codes du fine dining à travers le monde, et donc pourquoi on associe facilement de nos jours la cuisine japonaise à une cuisine gastronomique.
Et puis, de toute façon, j'imagine qu'un pays qui peut nous montrer dans un film une scène d'école complètement idyllique, où des élèves tous mignons courent joyeusement, et où l'enseignant affiche un large sourire, et on y croit et c'est tout à fait réaliste, pendant qu'ailleurs, les films sur les écoles ne sont qu'agonie et désespoir... Bref, si un pays réussit ce miracle, c'est que sa cuisine doit forcément être supérieure d'une manière ou d'une autre. Voilà, ça c'est ma théorie personnelle tout à fait scientifique 😅 (Blague à part, allez voir La famille Asada, c'est vraiment du baume au coeur ce film.)
Pour finir, certains pourraient dire que c'est parce que ces restaurants ne font pas appel à des produits "de qualité" ou à du personnel qualifié qu'ils pratiquent des bas prix.
Mais n'est-ce pas plutôt le contraire ? Et parce qu'on a une espèce de plafond psychologique sur le prix d'un plat de nouilles que les aspirations des restaurateurs s'en trouvent limitées ? Parce qu'ils ont peur de ne pas avoir de clientèle si leurs prix sont trop élevés ? C'est ce qu'évoque la cheffe Diep Tran, toujours sur NPR :
I use sustainably grown chickens; the vegetables are from the farmers market. My staff are paid well over minimum wage. Generally, though, my prices are compared not to other restaurants that use sustainable ingredients and work towards paying their workers a living wage, but to Vietnamese restaurants where bowls of pho run $7, banh mis are $3 (or you can buy two and get one free). And because of that focus on price above all else, I've been criticized for being too expensive. I've been told flatly by Yelpers, customers and food reviewers that my restaurant is too expensive "for Vietnamese food." (Source)
Nous questionner sur notre rapport aux cuisines du monde
Disclaimer bis : je ne suis évidemment pas en train de dire que les bouibouis, ce n'est pas bien. Au contraire. On ne peut que remercier l'existence de toutes ces cantines et restos pas chers qui permettent à tous et toutes d'avoir le plaisir de (bien) manger dehors, quelque soit la somme qu'on a sur son compte bancaire. Et surtout, ces restaurateur(rice)s peuvent être fier(e)s de ce qu'ils ont accompli avec les moyens limités et les contraintes qu'ils ont certainement du surmonter.
Et oui, on peut être heureux que le phở, le mezze libanais et le ceviche soient désormais pleinement intégrés à notre culture culinaire, certainement en grande partie grâce à ces restaurants.
***
Mais tout ça ne devrait pas nous empêcher de nous questionner sur notre rapport aux cuisines du monde.
Parce que, malgré toutes les meilleures volontés du monde, la corrélation entre bouiboui pas cher et authenticité, ainsi que la hiérarchie globale des cultures culinaires évoquée plus haut, sont toujours ancrées dans l'imaginaire collectif. Moi-même j'en suis la première coupable : pendant des années, j'ai associé cuisine chinoise à la cantine en bas de chez moi des jours de flemme, et la cuisine française à la sortie du samedi soir pas donnée donnée, mais faut savoir se faire plaisir de temps à autres. Ce n'est que récemment, en m'intéressant à diverses cuisines, et en lisant des articles comme ceux que je vous ai cités plus haut, que je me rends compte à quel point cette hiérarchie que j'avais internalisée était inique.
Au final, c'est surtout une question d'ignorance. Et des listes, certes superficielles, ont beau inscrire les cuisines indiennes et turques dans le top 10 des "meilleures cuisines du monde", il n'en reste pas moins que "meilleures" ne veut pas dire les plus prestigieuses ou admirées. Parce que pour les admirer, encore faut-il les connaître.
Encore aujourd'hui, les cuisines non-occidentales sont bardées de clichés réducteurs plus ou moins condescendants, inconsciemment ou non. Par exemple, je ne sais pas comment il est encore possible de parler à notre époque de "cuisine africaine" ou de "cuisine asiatique" comme si c'était des foutus monolithes. Certaines cuisines sont encore assimilées à un seul malheureux plat : dans l'imaginaire collectif, les mexicains ne mangent que des tacos, et l'Afrique du Nord est encore trop réduite au couscous et aux tajines.
Ah oui, et ces cuisines rendent potentiellement malade. En 2022, quelqu'un a quand même réussi à me sortir cette "blague" au visage : "ah bon, tu te sens pas bien ? C'est parce que tu as mangé chinois hier soir ?" AU SECOURS. (A lire d'ailleurs, cet article sur Slate qui dit en sous-titre : "Do you think an ethnic restaurant caused your food poisoning? You might be a little bit racist." Oh, l'article date de 2014. Mais le temps que ça remonte à toutes les oreilles...).
Ces clichés rejoignent un problème qui, je pense, est pas mal lié à ma question de départ sur les livres de cuisine gastronomiques. A savoir que par ignorance et/ou manque d'intérêt, on n'associe pas ces cuisines à de l'art et de la technique. Ca, c'est donc réservé aux cuisines française, italienne, japonaise, par exemple. Quant aux myriades de cuisines d'Afrique, d'Amérique du Sud ou d'Asie ? Elles sont là pour "faire voyager nos papilles". Pour apporter de l'"exotisme" (sic) à notre quotidien. Ou plus exactement, pour nous "introduire à une culture", comme le souligne cet intéressant article australien :
[...] there's a double standard between what's viewed as "art" and what's viewed as just "culture". Women making food in a village in Sri Lanka is "culture", while Marco Pierre White's creations are "art".
"In this binary, 'art' is usually seen as the province of educated white men (and sometimes women) and 'culture' that of non-white, non-western people," says Dr Park.
"This is a false binary, but the food media perpetuates it." (Source)
Et pourtant le raffinement, le savoir-faire, la technique, mais aussi l'extrême diversité des ingrédients... Existent évidemment dans les cuisines non-occidentales.
J. Kenji López-Alt a consacré un bouquin de plus de 600 pages pages à l'art et la technique du wok. Je suis toujours épatée de voir comment les cuisiniers chinois font littéralement tout avec ces énormes couperets. Quand je regardais la version mexicaine d'Iron Chef, j'étais soufflée par la précision de la gestuelle de la cheffe chiapanèque Claudia Albertina Ruiz Sántiz, lorsqu'elle faisait toutes ces préparations que le sous-titrage français qualifiait platement de "galettes de maïs" ou de "toasts", mais qui avaient l'extraordinaires. Et le bouillon perpétuel, qui me fascinait tant quand j'en avais appris l'existence pendant le CAP charcuterie ? Il se trouve que cette technique est née en Chine.
Et ma belle-mère a beau dire que son biryani est "facile" à faire, rien que de la regarder piocher dans une dizaine de petits pots d'épices pour réaliser ne serait-ce que l'assaisonnement de ce plat me donne mal à la tête. Vous savez, la fameuse épreuve de demi-finale de Top Chef, où les candidats doivent imposer "leur épreuve" aux autres pour les mettre en difficulté ? Une année, un candidat avait pensé être au summum du sadisme en ayant imposé un pithiviers. Mais moi à sa place, j'aurais juste demandé à mes adversaires de faire un biryani aussi subtil que celui de ma belle-mère, ou des bánh cuôn avec juste la bonne texture comme ceux de ma mère. Et là, je vous promets que le pithiviers et les autres candidats, il auraient pu aller se rhabiller 😆
Mais voilà, tous ces savoir-faire sont trop souvent oblitérés dans notre appréciation de ces cuisines.
Et un autre problème, évoqué dans cet intéressant article sur le MasterChef australien, est que ces cuisines ne se conforment justement pas aux codes du fine dining international, d'où la difficulté pour beaucoup de personnes à les associer à de la haute cuisine technique.
Par exemple, plutôt que de présenter des ingrédients en éléments bien séparés sur l'assiette, une bonne partie des cuisines asiatiques préfèrent mélanger les saveurs et les ingrédients dans une même préparation. Or, il y a bien autant d'art et de technique derrière un menu de dégustation en 7 plats qu'une généreuse tablée de mezze libanais ou un banquet cantonais, pour reprendre l'article. Mais comme le dit Adam Liaw :
Asian cuisines are full of fine dining. Kaiseki, Confucian cuisine, Thai/Vietnamese court cuisine, almost any regional cuisine in China, Peranakan food... It's just that the Eurocentric conceptualisation of Michelin, World's 50 Best etc. constantly ignores it. #MasterChefAU
— Adam Liaw (@adamliaw) June 14, 2020
Et si on en revient aux livres de cuisine ?
Tout ça pour finalement se dire que ce n'est pas étonnant que nos livres de cuisine du monde emboîtent le pas à tout ça.
Déjà, c'est pas mal si les livres ne charcutent pas les recettes originales - d'ailleurs, ce commentaire véhément sur Amazon m'a bien fait rire, je m'y suis reconnue quand je saute au plafond à chaque fois que je vois une aberration. Exemple ? Un [mettez un nom de plat au pif] "à la thaïlandaise" dont la recette comprendra de l'huile de sésame, alors que la cuisine thaïlandaise n'en utilise que très rarement, et plutôt spécifiquement pour des plats inspirés de la cuisine chinoise.
C'est pourquoi on peut se réjouir des livres de cuisine qui font appel à des auteur(rice)s issus d'une immigration de première ou de seconde génération, sincèrement attaché(e)s à leur cuisine familiale. Et comme je l'ai dit dans cette newsletter, c'est une bonne chose que le monde de l'édition culinaire soit plus diversifié qu'il y a quelques années, grâce entre autres à ces auteur(rice)s.
Mais ce qui me gène ? C'est le manque de livres de cuisine autres que des introductions impersonnelles ou de cuisine familiale pour les cuisines du monde.
Il y a un côté très réducteur à mettre ces cuisines quasi exclusivement dans la case "cuisine à la maison", pendant que la cuisine de professionnel(le)s et la cuisine créative sont réservées à une poignée de pays.
Dans un monde idéal, il y aurait des livres où on célèbrerait les cuisines du monde pas seulement sous l'angle des recettes faciles et inratables, ou de recettes "de chez moi", mais aussi sous l'angle de recettes créatives, techniques, osées, jamais vues. Des livres qui mettraient en avant le talent de cuisinier(e)s péruviens ou indiens, à qui on laisserait pleinement assumer leur héritage et leurs influences, mais aussi leur expérience de chef(fe) et leur talent personnel, sans les cantonner à quelques plats bien connus du grand public.
Mais tant qu'on associera encore les cuisines du monde à des sorties resto pas chères, à les réduire à du "voyage" ou à une "facette de la culture de X pays", tant qu'on continuera à penser plus ou moins inconsciemment que certaines cuisines sont plus prestigieuses que d'autres, tant qu'on n'aura pas la curiosité nécessaire pour découvrir leur immense diversité, et tant qu'on persistera à ignorer le fait qu'il existe autant de savoir-faire derrière un biryani qu'un risotto (mon compagnon chauvin dirait qu'il y en a plus dans le premier, mais n'enflammons pas les internets 😅)... Eh bien, les choses ne bougeront pas.
Encore que ?
J'ai opposé dans cet article les cuisines du monde avec la cuisine euro-centrée comme ce fut longtemps le cas. Mais de plus en plus de cuisinier(e)s expriment leurs diverses inspirations, et sortent du cadre cantine ou fast food pour proposer une cuisine personnelle. De plus en plus d'articles mettent en valeur un savoir-faire pointu, la richesse et l'influence de cuisines autrefois ignorées. Le succès outre-Atlantique d'un livre comme Masa en témoigne. Et s'il existe des personnes talentueuses comme Elis Bond, Erica Paredes ou Manoj Sharma, je me dis qu'un jour, je pourrais bien voir chez Gibert des livres gastronomiques plus variés. J'ai bon espoir.
***
On a commencé avec une vision biaisée de l'authenticité, mais on peut terminer avec une autre, plus nuancée, celle véhiculée dans Mister Jiu's in Chinatown. Là aussi, l'auteur y parle d'authenticité, quand un plat a la saveur de nos souvenirs, quand il n'est pas forcément cuisiné d'une seule et unique façon, mais quand il montre une "intention" et de la "connaissance". Mais surtout nous dit l'auteur, pour être authentique, "you just have to care". Qu'on peut traduire par faire attention ou se sentir concerné.
Voilà qui me semble être un bon début.
Le (long) mot de la fin
Alors, le pire dans tout ça, c'est que j'ai écrit cette longue "introduction", mais je n'ai pas même abordé d'autres sujets très liés. Eh oui, ce que vous venez de lire était censé être une introduction à ma critique de Mister Jiu's in Chinatown, et c'est devenu je ne sais comment un gros pavé de texte de quasi 20 minutes de lecture 😅
Donc j'ai du diviser cet article en 2 parties. La deuxième partie sera envoyée la semaine prochaine aux abonné(e)s payants, avec mon avis sur Mister Jiu's in Chinatown, mais aussi une dizaine de recommendations de livres de cuisine gastronomique de chef(fe)s péruvien, libanais, coréen... Et ceux et celles qui aiment les beaux livres seront ravis je pense, comme il y a des livres franchement canon dans le lot.
Mais donc je disais que je n'avais pas abordé d'autres sujets liés. En premier lieu évidemment, je n'ai pas parlé des cheffes, ça mériterait une newsletter à part entière, mais là aussi il y a un déséquilibre terrifiant : à part Hélène Darroze et Anne-Sophie Pic et une toute petite poignée d'autres cheffes, c'est le désert niveau livres gastronomiques signés par des femmes. Et puis j'étais aussi tombée sur un autre sujet passionnant : comment des restaurants nouvelle-génération font finalement une forme de "mise en scène de l'authenticité" et participent à la gentrification de quartiers.
J'avoue aussi avoir été un peu désespérée de trouver essentiellement des articles en anglais. Bon, à moitié désespérée j'avoue, comme j'aime bien les articles sur Eater ou Taste. Mais j'avoue que c'était plus facile pour moi de faire des recherches en anglais, comme les anglosaxons ont une approche différente et plus "frontale" des sujets qui traitent de près ou de loin des questions raciales - un des rares médias en France, qui, je trouve, s'exprime sur le sujet de manière tout aussi décomplexée, reste le podcast Kiffe ta race. L'un de leurs épisodes portait d'ailleurs sur les préjugés en cuisine.
Donc si vous avez des articles en français à me partager, je suis preneuse.
Par contre, hasard de calendrier, j'avais commencé à réfléchir à cet avis il y a une éternité - j'avais commandé Mister Jiu's in Chinatow il y a un an. Mais le livre d'Elisabeth Debourse, American Appétit, qui vient tout juste de paraître, aborde également dans l'un de ses chapitres la cuisine chinoise, les questions d'authenticité, et cite même Mister Jiu's ! Voilà donc une petite lecture complémentaire pour vous. Je n'ai lu que le début du bouquin, donc je ne peux pas donner un avis complet. Mais ça a l'air très prometteur du peu que j'ai parcouru - et puis c'est gros kif de retrouver son écriture que j'aimais beaucoup dans son ancienne newsletter Mordant.
Donc voilà, j'étais un peu frustrée de ne pas avoir abordé plus de sujets et de ne pas vous proposer davantage de sources francophones. J'ai aussi surtout cité des exemples liés aux cuisines asiatiques parce que c'est ce que je connais le mieux, mais évidemment, j'aurais voulu vous donner plus d'exemples liés aux cuisines africaines, sud-américaines... J'aurais aussi bien voulu avoir des vraies stats côté édition... Mais bon, je suis déjà contente d'avoir pu approcher le sujet :)
Je retrouve la semaine prochaine les abonné(e)s payants, et sinon à dans 2 semaines !
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