Dear Ruby
Une sorte de bilan de l'année 2022 sur fond de questionnements, et la review du livre de recettes de Ruby Tandoh, Cook as You Are
Dear Ruby,
On se ne connait pas, mais toi et moi avons un point commun. Toutes les deux, nous avons la chance d'écrire sur un sujet merveilleux : la bouffe.
Une poignée de repas m'ont tellement marquée qu'ils resteront gravés dans ma mémoire jusqu'à la fin de mes jours. Nourrir les gens que j'aime est un sentiment quasi indescriptible : c'est l'une des choses qui me rendent le plus heureuse au monde. Et l'idée que la nourriture rassemble les gens est peut-être atrocement mièvre, mais j'y crois quand même.
Mais tu sais aussi à quel point cette chose magique qu'est la bouffe peut aussi être moralisatrice et culpabilisante. Combien cuisiner et manger, ces actes bénins du quotidien, peuvent charrier leur lot de honte et de souffrance ravalées.
Tu l'as très bien écrit dans une newsletter douce-amère datant de 2018 :
I don't sit easy while the food world I work within condemns poor people, fat people and POC. I don't skip merrily on Twitter and wonder how many retweets I can collect today. I worry about whether I have been inclusive, moral, accessible, affordable and understandable enough.
[Que les anglophones me pardonnent ma traduction approximative 😅]
Je ne suis pas à l'aise avec ce monde de la cuisine au sein duquel je travaille, ce monde qui condamne les pauvres, les gros et les personnes d'origine ethnique différente. Je ne me balade pas allègrement sur Twitter en me demandant combien de retweets je vais récolter aujourd'hui. Je m'inquiète de savoir si j'ai été suffisamment inclusive, morale, accessible, abordable et compréhensible.
Tu sais, quand j'ai lancé cette newsletter, j'avais une envie toute simple : partager des livres que j'aime avec d'autres passionné(e)s.
Métier que j'ai exercé pendant 7 ans en littérature... Alors pourquoi pas avec les livres de cuisine ?
Un an et des poussières plus tard, mon envie ne s'est pas amoindrie, bien au contraire.
Mais au fur et à mesure que j'avançais dans la newsletter, force était d'admettre que là où des romans pouvaient aisément transcender les différences de profils, c'était loin d'être aussi évident avec la cuisine.
Le doute a commencé à pointer lorsque j'ai reçu des messages d'abonné(e)s qui me disaient qu'ils aimaient me lire, mais que franchement, ils n'auraient jamais le temps ou l'énergie de cuisiner comme moi.
Dans cette newsletter, je parle essentiellement de la cuisine comme un plaisir, un moment de détente. Pas comme une corvée qui peut être synonyme de burn out pour certains, surtout certaines, de fait. Je ne suis pas la seule à cuisiner dans mon foyer, et le jour où je n'ai pas envie de toucher à une casserole, eh bien, je ne le fais pas.
Et c'est un immense privilège.
Je me suis aussi demandé si je répondais vraiment aux besoin de mes lecteur(rice)s, quand j'ai vu le nombre de personnes adorer Simple, que j'avais justement trouvé... Trop simple et que je n'aurais jamais chroniqué dans la newsletter pour cette raison. Ton livre, Ruby, est le premier livre de cuisine simple qui se revendique comme tel que je chronique dans cette newsletter. Et même là, je doute qu'il soit à la portée de tout le monde : un livre uniquement disponible en anglais, sans image, bourré de texte... Est-ce que là aussi, je fais le bon choix ?
Je me suis par ailleurs toujours énervée contre les livres de cuisine qui disent : "achetez de préférence des légumes bio produits localement". Evidemment qu'on n'a pas envie de manger une salade de carottes saupoudrée de pesticides. Personne ne souhaite contribuer à l'exploitation des travailleurs immigrés ou à des rapports de force abusifs. Mais les auteur(rice)s de ces livres pensent-ils vraiment que tout le monde a les moyens et le temps de s'offrir une alimentation bio et locale ? C'est pas parce qu'on glisse un "de préférence" que ça va déculpabiliser les gens qui ne peuvent pas se le permettre…
Mais finalement, est-ce que moi aussi, je ne serais pas en train de faire culpabiliser à mon insu, en racontant sincèrement mes repas ou quand je dis que je cuisine quasi tout ce que je mange ? Ai-je été "accessible and affordable enough" comme tu dis, quand je partage des plats un tantinet compliqués à réaliser comme si c'était banal, ou en racontant un repas de Noël qui a quand même coûté la bagatelle de 200 euros ?
Je me pose d'autant plus la question que je me sens aussi parfois complètement déplacée dans ce monde de la bouffe où j'ai à peine posé 3 orteils, malgré ma position privilégiée de nana qui peut cuisiner ce qu'elle veut et avec plaisir.
Je pourrais t'évoquer le nombre de fois où je me suis pas sentie à ma place, parce que des collègues disaient faire leurs emplettes chez le primeur et le boucher du quartier, pendant que je m'efforce d'aller à Carrefour même si c'est plus loin, parce qu'Auchan c'est pas donné quand même ?
De cette sensation de décalage, quand des repas "normaux" dans le milieu seraient pour moi des repas pour célébrer une énorme promotion ou un cinquantième anniversaire. Quand je lis des newsletters food dont j'admire le travail par ailleurs, que lisent également une partie de mes abonné(e)s, et puis je prends soudainement conscience du côté incongru de la chose. Des lecteur(rice)s vont donc lire d'un côté des interviews de têtes étoilées, et de l'autre, le récit de mes Tupperware mangés à la va-vite sur le RER B ?
Je pourrais aussi te dire ma désillusion et mon écœurement croissants face à ce monde de la bouffe où les mots excellence, tradition, créativité reviennent sans cesse, alors qu'une (bonne) partie du dit-milieu d'excellence est soutenue par une armée de commis payés au lance-pierre, et à qui on ne donnera certainement jamais l'occasion et les moyens de s'offrir les plats qu'ils préparent chaque jour.
Et là, je n'ai même pas encore abordé d'autres sujets comme les disparités alimentaires tristes à en pleurer entre riches et pauvres, les relations complexes que chacun(e) peut avoir l'alimentation et son corps, le mélange d'envie et de culpabilité que peuvent générer les réseaux sociaux...
Rien n'est ni noir ou blanc, et je sais bien que je dois naviguer dans des zones de gris, surtout avec un sujet aussi complexe que la bouffe. Mais quand même, je me demande comment atteindre un bon équilibre. Si j'ai été juste dans mes propos, et comment continuer à partager ce que j'aime en n'excluant, d'emblée, personne. Parce que oui, même si c'est peut-être illusoire, j'ai envie de ne fermer mes portes à aucun(e) lecteur ou lectrice.
C'est pourquoi tu n'imagines pas à quel point j'ai été heureuse de lire le mot "Lidl" dans ton dernier livre.
Oui, Lidl.
Une food writer qui a écrit pour le New Yorker et le Guardian, qui a été une ancienne finaliste du Meilleur pâtissier britannique, qui est suivie par 100K followers sur Instagram, dit dans son livre de cuisine qu'elle va faire ses courses, entre autres, à Lidl.
C'est bête, mais ça m'a fait du bien.
Tu racontes avec une sincérité désarmante que tu aimes aller autant à Lidl avec "une liste de courses soigneusement élaborée" qu'à l'épicerie du coin pour acheter "le bâton de Twix dont on a désespérément besoin pour maintenir son taux de sucre dans le sang". Tu évoques le supermarché chinois, Tesco Express et le boucher halal "quand on n'a pas le courage de couper un poulet soi-même". Ou encore les department stores de luxe ou le marché de gros pour flâner.
[...] The ways we shop (and there really are myriad ways) aren't all bad. There is the trek to Lidl with a carefully crafted list, for those of us determined to stick to our best-laid plans (and our budgets). There is the corner shop ruin for the Twix we desperately need to keep up our blood sugar. We might go to the Chinese shop for chilli crisp oil and the Halal butchers when we can't face jointing the chicken ourselves. In a hunger rampage, we can pop to the Tesco Express for a pint of milk and come back with a Yazoo and a packet of Wotsits. For idle browsing, we look to expensive departement store food halls or the fruitful chaos of the wholesale market. We have Londis for gravy granules and the giant international store on the fringes of town for a 10kg bag of rice. We can wander through Moor Market or Brixton Market or our local equivalent, darting from stall to stall in search of Maggi cubes and new-season strawberries. - Extrait de Cook as You Are
***
Tu as coincé ce petit chapitre de deux pages au milieu des dizaines de recettes que compte ton livre. Il aurait pu passer inaperçu, mais c'est un des textes qui m'aura le plus consolée cette année. Certes, on ne va pas résoudre les problèmes d'inégalité dans la bouffe en racontant où on fait nos courses. Mais au moins, on peut déjà tenter d'apporter un peu plus de diversité, de no shame et de sensibilisation face à la myriade de profils, besoins et contraintes.
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Alors merci.
Et si ça te va, je vais essayer de marcher modestement dans tes pas.
De continuer à écrire et raconter ce que je cuisine et ce que j'aime. A partager mes contradictions et de saines inquiétudes, tout en ayant conscience des privilèges que j'ai et en essayant de ne pas prendre pour acquises des choses qui ne le sont pas.
Je continuerai à osciller entre le marché du dimanche quand il ne pleut pas, Tang Frères pour les cuisines chinoise et japonaise, l'épicerie moyen-orientale, et les étals chics d'Eataly ; entre des livres de pâtisserie vegan et de poulet frit ; entre des pâtisseries ringardes, des cookies arty et le gâteau-bisou d'une famille syrienne.
A cuisiner, j'imagine, autant des repas à 2 balles qu'à 200 et sur lesquels je peux ensuite écrire des articles envoyés à des centaines d'inconnu(e)s, parce que c'est la vie que j'ai la chance de mener, pour le moment.
Et puis j'espère que je continuerai à découvrir d'autres auteurs et autrices comme toi. Pas les mêmes profils écrasant d'homogénéité et qu'on voit déjà partout, mais des personnes qui incarnent toute la richesse du monde culinaire. Qui ne font pas rimer alimentation uniquement avec " technicité" et "produits d'exception", mais aussi avec "curiosité" et "compassion".
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Finalement, cette année à écrire sur la bouffe n'aura pas été si mal. Des doutes, il y en aura toujours, mais tout comme je trouverai aussi toujours des livres qui me rappelleront pourquoi j'écris, avec joie, depuis plus d'un an maintenant.
Bon, et maintenant, si je passais à une review de ton livre en bonne et due forme ?
Encore merci à vous d'avoir été là, avec moi, pour cette année 2022 qui aura été riche en découvertes.
J'ai hâte de rempiler. 2023, me voilà !