[Ottolenghi 2024] Episode 1 : mais qu'est-ce que vous lui trouvez tous, à Ottolenghi ?
Ou pourquoi Ottolenghi est devenu l'auteur culinaire le plus populaire au monde
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Bonjour vous !
Je vous souhaite tout d’abord une belle année, pleine de bons petits plats et de beaux livres évidemment !
Je suis ravie de démarrer 2024 avec une nouvelle série Ottolenghi. Dans la première, publiée il y a 2 ans, je racontais comment j’avais découvert Ottolenghi, et notamment comment Jérusalem et Le Cookbook m’avait permis de devenir ce que j’avais appelé une “végétarienne à mi-temps”.
L’été dernier, j’ai - enfin ! pris le temps de lire TOUS les livres. L’objectif de cette nouvelle série de newsletters : faire une synthèse de l’ensemble de l’oeuvre ottolenghienne et des raisons pour lesquelles, qu’on aime ou qu’on n’aime pas cette cuisine, celle-ci est devenue incontournable dans le paysage des livres de recettes. Je ne sais pas si j’aurais réussi, mais l’ambition est là 😄
Allez, l’épisode d’aujourd’hui va être très long, donc je vous dis bonne lecture !
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Nota Bene. Pour plus de clarté, j’ai écrit “Yotam Ottolenghi” pour parler de l’auteur et chef d’entreprise, et “Ottolenghi” tout court pour évoquer le groupe ou le style de cuisine. C’est pourquoi vous me verrez souvent utiliser la 3e personne du pluriel, comme Ottolenghi est loin de n’être qu’un seul cuisinier, mais représente plutôt une équipe, une marque et une entreprise.
“Mais qu’est-ce que vous lui trouvez tous, à Ottolenghi ?”
Le titre de cette newsletter, je le dois à une abonnée - qui j’espère se reconnaîtra 🙂 et qui m’avait avoué qu’elle n’était pas plus emballée que ça par les livres Ottolenghi.
Ottolenghi est si omniprésent en librairie1 et dans les médias anglosaxons - pour rappel, Ottolenghi c’est 5 millions de livres vendus à travers le monde et 400 000 en France en 2022, qu’on ne se pose même plus la question du pourquoi il faut les avoir dans sa bibliothèque.
Or la question du pourquoi est très intéressante. Quand on commence à creuser, elle en dit long sur ce qu’on attend des livres de cuisine, sur la construction d’une marque, sur l’influence du vocabulaire, et plus généralement sur l’air du temps. J’ai aussi appris pas mal de trucs sur l’histoire d’Ottolenghi que je suis ravie de partager avec vous dans cet article.
J’ai donc essayé de répondre à la question de mon abonnée en avançant 4 grandes raisons, avec toute la “subjectivité objective” possible de la part de quelqu’un qui aura cuisiné environ 348 fois les recettes d’houmous Ottolenghi et qui s’est donc, évidemment, attachée à son sujet d’étude du jour.
Raison n°1 : plus que des recettes… Un style de cuisine
If my wife calls me up and asks me “what are we having for dinner tonight ?” and I say “Ottolenghi”, she knows she’s kind of probably in for a cauliflower.
C’est avec cette blague d’initiés qu’Adam Liaw commence son interview de Yotam Ottolenghi, devant un parterre de pas moins de 5000 (!) personnes venues écouter ce jour-là le cuisinier et auteur israélien à l’Opéra de Sydney2
Il met le doigt sur le truc le plus important pour moi dans la popularité d’Ottolenghi : plus que des restaurants à succès et un groupe qui emploie désormais plus de 200 salariés, plus que des livres qui se sont vendus à des millions d’exemplaires, et bien plus que le nom de famille d’un seul homme, le terme “Ottolenghi” est devenu un style de cuisine à part entière. Dans le langage courant, on peut dire qu’on cuisine mexicain, français tradi, façon bistronomique et… Ottolenghi.
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Il y a mille façons de qualifier ce style de cuisine, et un paquet de journalistes s’en sont chargés avant moi :
The flavors are bright and fresh, a complex layering of herbs, spices and citrus. (source)
[…] At Ottolenghi, the dial is unapologetically turned up to the max: maximum flavour, maximum colour and maximum creativity. (source)[…] bright, bold, vegetable-centric recipes that vibrated with both creativity and healthy-ish virtue (source)
Et sinon, en une phrase, Yotam Ottolenghi, il dirait quoi pour qualifier leur cuisine ?
I want drama in the mouth. (source)
Rien que ça ! 😅 Mais la meilleure description, c’est sans doute celle, poétique, de Diana Henry, une célèbre autrice gastronomique britannique :
[…] even when it’s raining, you walk into sunshine. (source)
Tous ces qualificatifs, aussi “je joue du violon” soient-ils, sont justes. Quant à moi, j’ai déjà longuement raconté dans cette newsletter ce qui m’avait tant charmée quand j’ai découvert cette cuisine : des plats d’une grande profondeur et des saveurs éclatantes qui me permettaient de découvrir sous un nouveau jour des ingrédients fétiches et des assaisonnements familiers.
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Mais ce qui me frappe maintenant que ça fait 3 ans que je cuisine leurs recettes par intermittence : le style Ottolenghi est reconnaissable entre tous. Et c’est un très beau compliment dans le monde des livres de cuisine. Prenez des exemples d’auteurs et d’autrices très connus : est-ce que ça vous viendrez à l’esprit de dire “ce soir, je cuisine Jean-François Piège” ? Non, vous direz “je cuisine une recette de Jean-François Piège”. Mais dire “ce soir, je cuisine Ottolenghi” comme Adam Liaw l’a fait a du sens. Simple question de vocabulaire ? C’est en fait plutôt révélateur.
Et je ne sais pas vous, mais je serais bien en peine de reconnaître le style de cuisine de la plupart d’auteur(ice)s connu(e)s. Alors que si j’ouvrais un livre Ottolenghi ou d’alumni Ottolenghi sans le savoir, je suis certaine que j’arriverais à le reconnaître.
Ce n’est pas accidentel : l’équipe raconte dans plusieurs articles que lorsqu’ils développent les recettes, ils cherchent toujours à les “ottolenghify”. En poussant le curseur plus loin en termes de saveur, en cherchant le petit truc qui surprend ou qui explose en bouche. Ca peut prêter à sourire, mais ça marche3 !
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Enfin, il serait impensable d’évoquer le style de cuisine Ottolenghi sans parler de leur travail admirable autour des légumes.
A propos de végétarisme, j’ai été un peu étonnée que Yotam Ottolenghi soit passé entre les mailles du filet en tenant des propos pareils dans le New York Times :
I think I can win more people to vegetables” than strict vegetarians, he said. “I’m better for the cause”. (source)
On est d’accord que n’importe quel(le) autre chef(fe) se serait fait déchirer à sa place, non ?4 😅
Aujourd’hui, je n’ai plus besoin de manger Ottolenghi pour manger végétarien. Mais une chose est certaine : si je mange beaucoup moins de viande et bien plus de légumes et de céréales qu’avant, c’est grâce à Ottolenghi.
Pourquoi ? Déjà parce que le légume est mis en valeur pour ce qu’il est, et non pour ce qu’il peut substituer, chose que Yotam Ottolenghi ne cesse de répéter en interview et dans les livres :
I found it appealing - the idea of celebrating vegetables or pulses without making them taste like meat, or as complements to meat, but to be what they are. (source)
Mais aussi parce qu’en termes de discours, cette cuisine se débarrasse de la dichotomie “végétarien vs carnivore” et se concentre essentiellement sur les saveurs. Je l’ai aussi raconté dans la précédente série, mais finalement, quand je cuisine Ottolenghi, je m’en fous de viande ou pas viande, légume ou pas légume : le principal est ce que que je sais que ce que je vais manger sera bon. Et là où, indirectement et j’imagine sans le vouloir, les livres de cuisine étiquetés végétariens peuvent évoquer un sentiment de contrainte auprès du grand public, la cuisine Ottolenghi, elle, renverse la perspective en mettant l’accent sur le goût avant tout : “ce plat est délicieux, et accessoirement, il se trouve qu’il est végétarien ”.
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Au-delà des recettes, le choix du vocabulaire est important. Par exemple, Flavour ne cite le mot végétarien nulle part en couverture et au verso - on parle plutôt de “vegetable cooking” ou de “cuisine des légumes” dans sa traduction française.
L’équipe Ottolenghi tient finalement un discours assez consensuel, évitant le militantisme et insistant sur le plaisir de cuisiner. C’est peut-être tout à fait sincère, mais c’est aussi indéniablement pratique d’un point de vue marketing et image auprès du grand public.
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Finalement, il y a quand même quelque chose d’ironique à ce que des cuisiniers omnivores aient autant contribué à végétaliser nos assiettes, surtout quand on connait l’origin story. Les belles et généreuses assiettes de salades et de légumes rôtis qu’ils exposent dans leurs delis ? Ce n’était à l’origine nullement par conviction morale, mais pour le côté esthétique, pour le foisonnement de couleurs : “to evoke abundance with a riot of hothouse hues” (source).
Et c’était aussi… Du pragmatisme sanitaire : parce que les légumes tiennent plus longtemps à température ambiante que la viande.
Meat can’t sit at room temperature for long. If you wanted to entice customers with big plates of colour and freshness, it was much easier to do it with vegetable dishes. (source).
Même chose pour sa célèbre chronique dans le Guardian qui fut longtemps végétarienne : elle parait évidente aujourd’hui, mais Yotam Ottolenghi avait rechigné à la proposition, comme il n’était pas sûr qu’il aurait tellement de recettes végés à proposer. C’est son agent qui a insisté… Justement parce qu’à l’époque il n’arrivait pas à lui obtenir un contrat d’édition (!).
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Alors toute cette mythologie autour des légumes à la Ottolenghi, ce serait juste du pragmatisme bien terre-à-terre ? Non plus, car si les origines israéliennes et palestiniennes de Yotam Ottolenghi et Sami Tamimi ont influencé leur cuisine axée sur les légumes, je trouve aussi qu’elles l’ont légitimée.
Croyez-moi : je suis heureuse qu’il y ait davantage de ressources et qu’être végétarien(ne) soit bien plus normalisé que ce ne le fut à une époque. Mais quand je vois la pléthore de livres sur le sujet, parfois pas très fouillés et plutôt passe-partout, on ne peut nier l’opportunité éditoriale.
Or Yotam Ottolenghi et Sami Tamimi ont grandi en mangeant des légumes. Des légumes qui étaient délicieux et proprement cuisinés, présentés comme le clou du spectacle. Les plats qu’ils partageaient dans leurs premiers livres étaient par ailleurs ancrés dans une tradition, une culture, une façon habituelle de manger. Ils avaient une histoire et une identité, n’étaient pas uniquement la résultante d’un choix alimentaire ou d’un effet de mode.
Yotam Ottolenghi a répété maintes fois qu’il aimait les légumes parce qu’ils étaient passionnants à travailler :
“I’m an omnivore – I eat everything – but vegetables are where the interesting stuff happens in the kitchen. That’s where the colour is, the flavours are really interesting, there’s so much more you can do. And I thought, ‘What a wasted opportunity.’ The most interesting cuisines in the world are the ones that have a really good use of plant-based ingredients.” (source)
Mais c’est indéniablement en partie grâce à leur héritage que leurs recettes végétariennes paraissaient si séduisantes, notamment dans leurs premiers livres. Et même si le fait qu’ils aient par la suite publié 3 livres de recettes végétariens n’était certainement pas désintéressé, au moins, cette direction faisait sens par rapport à leur histoire et leur cuisine.
Raison n°2 : ces livres ont fait de nous de meilleurs cuisiniers
La qualité des recettes Ottolenghi me laisse toujours sur le cul. Pas seulement le fait que ça soit très bon, mais ça, on peut toujours dire qu’il y a une question de goût. Non, ce qui est fou, c’est qu’objectivement, c’est toujours bien expliqué, suffisamment détaillé, et surtout précis dans les quantités et les assaisonnements. Et on peut râler contre certains ingrédients un peu chiants à trouver, mais la plupart des recettes offrent des alternatives en termes d’ingrédients, mais aussi de process.
Vous avez du vous en rendre compte, depuis le début de la newsletter, j’ai mis un peu d’eau dans mon vin. Je ne parle plus uniquement de livres que je trouve quasi-parfaits, mais aussi de bouquins que j’ai appréciés dans leur ensemble, même s’ils ont des erreurs ou des imprécisions. Parce que sinon je n’aurais plus rien à chroniquer. Du coup, quand je reviens à Ottolenghi, y’a quand même quelque chose de magique dans ces recettes qui marchent à tous les coups.
Et c’est grâce à la qualité de ces recettes, leur effort de précision et de justesse, que ces livres nous ont aidé à devenir de meilleurs cuisinier(e)s.
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Je suis convaincue que le simple fait de nous indiquer les bons gestes, les bonnes mesures, et d’insister dessus, sans forcément tout nous expliquer, est déjà un accomplissement. C’est comme lorsqu’on apprend une langue et qu’on répète des phrases entières comme un perroquet : peut-être qu’on n’a pas encore compris les règles de grammaire sous-jacentes, mais en attendant, au moins, on n’aura pas dit de la merde. La cuisine, c’est un peu pareil.
Et c’est à force de répéter qu’on finit par comprendre et maîtriser les choses.
Pourtant, je ne suis pas une fan hardcore d’Ottolenghi : je ne cuisine leurs recettes que ponctuellement et ça ne me manque pas plus que ça. Et je n’ai pas non plus envie de posséder tous les bouquins, en partie à cause de leurs redites.
Mais ces redites sont aussi une qualité des livres Ottolenghi. Car c’est à force de répéter des variations sur encore et toujours les mêmes bases qu’on finit par maîtriser une cuisine. Là réside la beauté de ces livres : ils ont fait plus que de nous enseigner des recettes, ils nous ont permis de nous approprier des assaisonnements, des cuissons et des techniques. L’association citron, ail et herbes, le fait d’avoir plusieurs strates de saveurs qui s’équilibrent et se complémentent dans un même plat, “brûler” des légumes ou faire infuser des ingrédients dans de l’huile… Combien de fois a-t-on vu ces trucs-là dits et redits dans les livres Ottolenghi5 ? Mais ce sont autant de savoirs qu’on finit par incorporer dans notre mémoire culinaire et qui peuvent nous rendre fiers de ce qu’on sait désormais faire en cuisine.
Comme dirait Nigella Lawson, cette cuisine est “empowering” :
“His food has an ebullience and magisterial expansiveness that people feel they can share in,” says Nigella Lawson. “This is not just about ingredients but about creating something beautiful and bold. I truly feel it has animated the way we cook. It’s that feeling of bounty and playfulness and generosity, and I think the knock-on effect must encourage cooks at home to feel confident about making food they haven’t made before, and that is – in a perhaps overused term – enormously empowering.” (source)
[Aparté] Comment les recettes d’Ottolenghi parviennent-elles à être si justes et précises ?
Plusieurs articles abordent la question, dont celui-ci et celui-là que je vous recommande particulièrement de lire si vous voulez en savoir plus sur les coulisses. On apprend par exemple qu’une recette peut être testée jusqu’à 7 fois (!) avant d’être validée. Même s’ils pourraient facilement s’approvisionner chez des fournisseurs pros, l’équipe tient aussi à faire ses courses au supermarché pour voir ce que ça donne quand on fait les recettes avec des “ingrédients normaux”.
Autre exemple révélateur sur les fameux 1/2, 1/3 ou 1/4 tsp qui abondent dans leurs livres, qui rendent fous certains lecteur(ice)s, mais… Qui ne sont pas là par hasard :
"If something says 1/3 of a teaspoon, you'll bet it's been tested with a ½ of a teaspoon and a ¼ of a teaspoon." The Ottolenghi staff believes it's easier for home cooks to improvise to taste after they've mastered the recipe as written. So the book won't instruct you to throw in "a pinch of this" or a "bunch of that." You can do that yourself once you've figured out the basics. (source)
Les fans d’Ottolenghi connaissent aussi le rôle important qu’exerce Claudie Boultstridge. Cette cuisinière de formation, d’origine française, est en quelque sorte leur testeuse officielle : toutes les recettes passent entre ses mains avant d’être validées. Elle est aussi la garante de l’accessibilité de ces dernières : si on peut trouver les ingrédients des recettes dans sa campagne Galloise, on peut en trouver partout ! Vous pouvez en apprendre plus sur son rôle dans ces articles sur le Guardian ou wales.com
Raison n°3 : le fruit d’un travail collectif
C’est sans doute l’une des meilleures décisions d’entrepreneurs qu’ont fait les co-fondateurs du groupe : d’avoir ouvert leurs cuisines à des personnalités extrêmement variées, et de ne pas s’être limité aux figures tutélaires que sont Yotam Ottolenghi et Sami Tamimi - ce dernier a d’ailleurs pris ses distances avec le groupe pour se consacrer à des projets personnels, dont l’excellent Falastin fait partie.
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Un livre de cuisine, c’est souvent un auteur ou un autrice qui buche tout seul dans son coin.
La force des livres Ottolenghi est qu’ils ne sont nullement le travail d’une seule personne, mais le fruit de la créativité, du savoir-faire, de l’expérience personnelle et des échanges animés entre plusieurs personnes aux profils extrêmement riches et complémentaires. Citons par exemple :
Noor Murad, une cuisinière formée aux Etats-Unis et originaire de Bahreïn, un pays dont elle décrit la cuisine comme étant un mix de “cuisine perse, indienne et moyen-orientale” (source).
Helen Goh, l’autrice de Sweet, le seul livre dédié aux desserts dans la bibliographie Ottolenghi. Pâtissière d’origine malaisienne, elle avait commencé sa carrière en Australie comme cheffe pâtissière d’un célèbre restaurant à Melbourne.
Ou encore Ixta Belfrage, dont l’héritage brésilien, italien et mexicain, s’est d’abord exprimé dans Flavour avant de donner le ton de son premier livre solo, Mezcla.
Les témoignages de ces co-auteur(ice)s donnent l’impression qu’OTK, à la fois l’équipe et le lieu de travail où sont créés les recettes, est vraiment un endroit où il fait bon travailler ensemble. Sans doute que cela vient de l’expérience des fondateurs eux-mêmes, qui n’ont pas voulu répliquer ce qu’ils ont subi. Yotam Ottolenghi parle ainsi de son premier poste en cuisine, dans un restaurant étoilé :
[The kitchen is] one of the last bastions in civilized culture that sets out to crush the spirit. (source)
Sympa.
D’ailleurs, même Ixta Belfrage est ambivalente lorsqu’elle évoque sa toute première expérience professionnelle en cuisine, qui se trouvait être chez… Nopi, le plus gastro des restaurants Ottolenghi :
“I was one woman out of about 15 male chefs, and I found that really tricky. It’s definitely changed a hell of a lot, and there’s some incredible work being done in the industry, especially at Ottolenghi where the executive chef is an amazing guy who is really making sure that things are different. But at the time, five or six years ago, it wasn’t very nice. I felt very outnumbered, and most of the guys were nice, but there was that element of objectifying female customers and just being a bit gross, to be honest,” although, she says, “more often than not they were nice to me.” (source)
Ah, le merveilleux monde des cuisines gastronomiques…
En tout cas, cet esprit de collaboration joyeuse, pour les livres, ça marche. Une bande d’immigré(e)s qui créeraient une cuisine fusion à leur image, à mi-chemin entre le Moyen-Orient, l’Asie, l’Amérique Latine d’où ils sont originaires, et l’Occident où ils se sont implantés ? Qui tireraient avec joie les fils rouges entre leurs différentes cuisines, par exemple, l’usage de l’ail, de l’acidité et des épices ? Qui se découvriraient de nouvelles patries de cuisine chez leurs collègues ? C’est une jolie histoire. Et ça se ressent dans le résultat final : chaque livre a une vraie personnalité, sa propre signature, tout en se glissant parfaitement dans l’univers Ottolenghi.
Je suppose aussi que le fait que plusieurs de ces auteur(ice)s soient des reconverti(e)s - inclus Yotam Ottolenghi lui-même, qui a fait des études de littérature et de philo avant de se tourner vers la cuisine, a un rôle à jouer dans la sensation de liberté créative “relax” qui imprègne notamment les derniers livres. Et je ne dis pas ça parce que j’ai changé 5 fois de métier, hein ! 😅
Enfin, on ne saurait trop insister sur la qualité de la réflexion conceptuelle qui se cache derrière chaque livre. Ce process, qui “requiert pas mal de réflexion et de travail intellectuel” (source) est ce qui permet de rendre chaque livre non seulement digeste et évident dans sa proposition, mais aussi de lui insuffler une structure, un cheminement qui fait sens.
Le gros bémol est que ces co-auteur(ice)s sont bien insuffisamment mis en avant. Mon abonnée me l’avait d’ailleurs fait remarquer, mais je ne m’en étais pas vraiment rendu compte jusqu’à ce que j’épluche vraiment les livres et la façon dont on les présentait dans les médias. Et là, ça a commencé à me gratter.
Dans ses interviews, Yotam Ottolenghi a le mérite d’être honnête sur son rôle dans les livres : il occupe désormais davantage une position de chef d’orchestre que d’auteur, pour mieux laisser les membres de l’équipe déployer leur propre musique. C’est grâce à eux que les livres Ottolenghi ont réussi à brillamment se renouveler, et à conserver un quelque chose d’excitant et de nouveau même au bout de dix ans.
Or même si ces co-auteur(ice)s sont dument crédités et présents dans les textes, les livres avant les OTK restent épinglés “Ottolenghi”, ce qui donne l’impression trompeuse que Yotam Ottolenghi, l’homme, qui est de surcroit le visage du groupe, en serait le principal créateur. A l’exception de quelques articles, la confusion est constante dans les médias qui parlent par exemple du “dernier livre du célèbre chef” en mentionnant à peine celles et ceux qui sont plus que de simples co-auteurs, et c’est exaspérant. (Et moi-même, je suis allée à la facilité dans le sous-titre de cette newsletter…)
Après, auraient-ils pu procéder autrement alors que c’est le nom Ottolenghi qui fait vendre ? Surtout que Yotam Ottolenghi est parfait pour incarner la marque6, avec son talent de communicant et sa modestie affichée parfaitement reposante dans ce milieu de coqs imbus d’eux-mêmes ? Bref, je vous laisse méditer dessus7.
Raison n°4 : On a grandi avec les livres Ottolenghi.
La bibliographie Ottolenghi est similaire à la celle d’un(e) artiste musical. Il y a toujours un style particulier, mais les recettes, les inspirations et l’esthétique ont énormément évolué depuis le premier livre. Et ça, c’est assez rare chez les auteur(ice)s culinaires. La plupart ont un style de cuisine assez figé, et il serait difficile de dire si un livre date de 2004 ou de 2024 s’il n’y avait l’évolution esthétique ou l’empreinte inévitable des modes - qui fait que même chez un des Fait Maison de Cyril Lignac, je mettrais ma main à couper qu’une recette de shakshuka ou assimilé doit traîner quelque part, la faute à qui, on se demande bien d’ailleurs 😅
A contrario, on peut distinguer des périodes chez Ottolenghi, qui se répondent les unes aux autres. Ce que j’appellerais la période classique, avec Le Cookbook et Jérusalem, et leurs cuisines tournées vers la culture d’origine de ses fondateurs. Puis il y a eu la période végétarienne et orientée cuisine du quotidien, avec les Plenty, Simple et Sweet. Et puis la période contemporaine, plus fusion et internationale, amorcée avec Flavour et pleinement représentée dans les livres d’OTK. Nopi est au milieu comme un OVNI inclassable, mais reste un Ottolenghi passionnant - et l’un de mes préférés, comme il a réussi à rendre accessible une cuisine gastronomique comme peu d’autres livres de chef(fe)s ont réussi à le faire.
Si on compare les recettes des premiers livres et des derniers, ça n’a plus grand chose avoir. J’ai rigolé en redécouvrant Le Cookbook et Jérusalem pour cette newsletter, certains plats comme une recette de foie haché traditionnel (affreusement prise en photo d’ailleurs) seraient inimaginables dans les derniers ouvrages beaucoup plus fusion.
Mais voilà, les auteurs et autrices d’Ottolenghi ont évolué, et nous les lecteur(ice)s, ainsi que notre vision de la cuisine, avons aussi évolué, mais surtout grandi avec eux.
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Grâce aux premiers livres, nous avons découvert les joies des cuisines moyen-orientales et le fait que le houmous pouvait être bien plus qu’un pot en supermarché. On a appris à faire une petite place pour du zaatar et du sumac aux côtés de nos bocaux de cumin et d’herbes de Provence.
Avec les suivants, on a pu davantage appliquer la cuisine Ottolenghi au quotidien, grâce à des recettes plus “simples”. Et je le mets entre guillemets car leur brio a aussi été de nous amener à revoir notre compréhension de ce qui est accessible, même quand il s’agit, pour citer cet article, de “betteraves caramélisées avec un yaourt orange-safran”.
Parce que c’est aussi ça, une des forces d’Ottolenghi : d’avoir su écouter les remarques des lecteur(ice)s tout en allant au-delà des attentes de chacun. Certaines introductions aux recettes font d’ailleurs explicitement allusion à d’anciens ouvrages et à des remarques de lecteurs.
Et puis les derniers livres sont presque une synthèse des précédents. Tournés vers la cuisine de tous les jours, mais sans être aussi faciles d’accès que ne l’étaient Simple ou les Plenty, ils nous permettent d’ajouter davantage de créativité, de liberté et de savoir-faire à notre cuisine. Logique, puisqu’on peut partir du principe qu’on est un minimum à l’aise en cuisine si on maîtrise les précédents ouvrages. Et si fut une époque, le zaatar était the ingrédient, maintenant, il faut aussi compter sur le gochujang, les feuilles nori ou le piment chipotle. Bref, Ottolenghi a accompagné les changement d’époque autant qu’il les a nourris.
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Un exemple parlant ? Les recettes du fameux houmous. J’ai appris à en faire avec la recette traditionnelle et très prosaïque de Jérusalem. Mais j’ai été ravie de découvrir les versions de Flavour et d’OTK : Shelf Love. Flavour revisite le houmous avec des saveurs très excitantes - j’aurais de quoi raconter des pages sur cette recette au citron, ail frit et piment. Et la version d’OTK : Shelf Love est très pédagogue, bourrée de conseils et d’astuces. Elle est plus détaillée, mais en même temps plus digeste que les recettes des autres titres.
Alors oui, si vous avez tous les bouquins Ottolenghi, vous aurez je ne sais pas combien de recettes d’houmous chez vous. Mais chacune aborde et explique le plat de manière différente, avec toujours quelque chose de nouveau à découvrir. Et je trouve ça tout simplement brillant.
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Au final, nos goûts, nos manières de cuisiner, notre façon d’aimer la cuisine ont évolué en même temps que les livres Ottolenghi. Et plus que des recettes, ils ont été des compagnons de route.
Et de ça, combien d’auteur(ice)s peuvent s’en vanter ?
Pour finir…
Comme d’autres se rendent sur la tombe de Jim Morrison au Père Lachaise, j’ai fait mon pèlerinage de fan à Notting Hill l’été dernier. Je n’ai pas mangé sur place, mais j’ai pris la photo de circonstance, et on a acheté deux petits snacks à emporter : une quiche feuilletée et un “clafoutis” aux pêches. Je mets “clafoutis” entre guillemets, parce que c’était moins un clafoutis qu’un gâteau avec des fruits déposés dessus.
Alors, c’était comment ? Bah, c’était bon évidemment. Mais vous savez ce qui m’a le plus surpris ? C’est qu’en termes de goût, j’aurais pu faire la même chose à la maison sans problème. Pas en termes de présentation, faut pas abuser non plus, surtout au niveau de la pâtisserie 😅 Mais niveau saveurs… J’ai retrouvé tous les éléments familiers des bouquins de recettes.
Et ce sera la dernière grande qualité des livres Ottolenghi que j’évoquerais aujourd’hui. Les delis ne se sont pas rabaissés à un niveau du quotidien, ce sont les livres qui se sont élevés à un niveau supérieur. Or dans la plupart des livres de chef(fe)s, il y a un clair fossé entre ce qu’on vous servira au restaurant et ce qu’on retrouvera dans les ouvrages, avec parfois une simplification un peu condescendante. Mais chez Ottolenghi ? Les livres ET ce que j’ai vu et mangé du deli étaient parfaitement raccords. Les lecteur(ice)s ne sont pas floués. Les promesses sont tenues d’un côté comme de l’autre. Et pour ça… Chapeau.
Fun facts glanés le long de mes lectures
Il y a une trois-centaine de livres de recettes dans les cuisines d’OTK. Y figurent par exemple Nigella Lawson, Jamie Oliver, et Meera Sodha. (source)
Claudine Boulstridge a plus de 200 épices dans son placard (source)
Les deux fils de Yotam Ottolenghi sont ses “critiques les plus sévères” : “Both my husband Karl and I are constantly rated by my children – we get ratings from 1 to 10 on everything we cook. Children are not a polite audience”. (source) Ecoutez, si j’avais un gosse qui oserait me filer un 1/10, je le balancerais par la fenêtre8.
Pour aller plus loin
Je me suis basée sur pas mal d’articles pour écrire cette newsletter, mais je vous ai sélectionné ceux que j’ai trouvé les plus intéressants. Plusieurs traitent de sujets que j’ai pas eu la place d’aborder dans cette newsletter, comme par exemple le point de vue de Yotam Ottolenghi sur les questions d’authenticité et d’appropriation culturelle - avec lequel, à mon avis, tout le monde ne sera pas d’accord... L’article d’It’s Nice That sur Shelf Love est génial pour découvrir les coulisses de création d’un livre de recettes. Enfin, j’ai inclus une interview de Noor Murad, qui tient un rôle primordial dans la réussite des livres.
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A Chef Who Is Vegetarian in Fame if Not in Fact - NYTimes
‘Before I wanted to cook, I wanted to eat’: Yotam Ottolenghi on his roots, recipes, and guilty food pleasures - Penguin
Even superstar chefs struggle with kids and veggies. Just ask Yotam Ottolenghi - The Age
Getting to know Noor Murad, the co-author of Ottolenghi Test Kitchen: Shelf Love - The Happy Foodie
How to create a cookbook with Yotam Ottolenghi - It’s nice that
‘I get the rowdiest crowds in Australia’: Yotam Ottolenghi on touring and risk-taking recipes - The Guardian
'If she says "Wow", you've got a winner': Ottolenghi and other cooks on their recipe testers - The Guardian
In This Test Kitchen, The Secret To A Great Cookbook Is Try, Try Again - NPR
Keeping cooking simple with Yotam Ottolenghi - Digital Season
The man who quietly revolutionised the middle-class kitchen - The Telegraph
The Philosopher Chef - New Yorker
Yotam Ottolenghi and the Evolution of the Simple Recipe - Taste
Yotam Ottolenghi: 'I don’t like to tell people what to eat - The Guardian
Yotam Ottolenghi: ‘There’s a religion of food which I try not to be part of’ - Financial Times
Yotam Ottolenghi on feeding his kids, authenticity and hummus - Milk Street
Le mot de la fin
J’espère que ce premier épisode vous aura plu !
C’était un gros morceau - si vous êtes arrivé(e) jusqu’au bout, bravo 😄 Cette newsletter m’a pris énormément de temps, donc je vous retrouve tous et toutes en février avec le deuxième épisode, où je suis très heureuse de laisser la parole à des expertes Ottolenghi qui partageront avec nous leur livre Ottolenghi préféré.
Des bises,
Marjorie
Ps. Comme d’habitude, si vous avez aimé cette newsletter, n’hésitez pas à la partager, à déposer un commentaire ou un petit coeur ! Ca me fait toujours plaisir :)
On est évidemment loin des chiffres hallucinants d’un Cyril Lignac par exemple, mais quand on sait qu’à 20 000 exemplaires vendus, un livre de cuisine est considéré comme un succès, ça donne un ordre d’idée.
La vidéo - passionnante, de 50 minutes est disponible sur YouTube.
“Ottolenghify” est même devenu un terme dans le Urban Dictionary.
Autre exemple qui m’a fait lever mes sourcils, où Sami Tamimi témoigne : “We only argue about the small things; for example, I like my food a little simpler than Yotam. I'll suggest a tomato-and-cheese salad for the savoury section and Yotam will be like, "That's boring, it will just bring the vegetarians in."
A noter que ces méthodes sont plus clairement soulignés dans les deux derniers livres signés OTK, mais qui se veulent aussi plus pédagogiques que les précédents ouvrages.
En plus de l’équipe OTK, il y a aussi évidemment la figure de Sami Tamimi qui était restée largement dans l’ombre, malgré son statut de co-fondateur. Yotam Ottolenghi s’est exprimé sur ce sujet aussi en interview, par exemple dans celle-ci : “Though I'm more comfortable about being the front for Ottolenghi, there have been many times in the past where I have felt Sami has not been recognised creatively, as I would always do promotion. But Sami is an equal creative partner. Should I have called it, say, Ottolenghi-Tamimi? I always feel guilty about it and seek to justify the name. I actually didn't want to call it Ottolenghi at first, but [my business partner] Noam thought it sounded mysterious and exotic, and I was happy to be in the limelight.”
Notons toutefois qu’Ottolenghi semble être un bon tremplin de carrière, en témoigne le succès de plusieurs de leurs alumni, soit dans l’ouverture de restaurants, soit dans l’écriture de livres.
Tous les parents qui se fichent de moi présentement, ne vous inquiétez pas, je vous entends rire ;)
Brillante analyse. Un jour tu écriras une thèse sur lui 😆
Merci de m'avoir fait découvrir ce bel univers... je vais aller faire un tour chez mon libraire 😊